"Le déracinement pour l'être humain est une frustration qui, d'une manière ou d'une autre, atrophie la clarté de son âme." - Pablo Neruda (in J'avoue que j'ai vécu)
Voyager forme la jeunesse (même quand on n'est plus jeune au sens propre), se confronter à d'autres cultures ouvre l'esprit, oh tu as de la chance, tu vas voir tu vas adorer.
Fort de ces convictions, de son expérience, on se lance dans l'aventure avec, dans son paquetage, un certain nombre de résolutions : ne pas oublier qu'on est l'étranger (humilité devant les différences), il faut du temps pour se refaire des racines, c'est avant tout une aventure humaine et toute expérience est bonne à prendre.
Or, il s'avère que non, toute expérience n'est pas bonne à prendre, qu'envisager le dépaysement (qui se fait parfois déracinement) sous un angle exotique est une erreur. L'erreur de ceux qui voyagent pour le plaisir et ne font que survoler l'expérience du dépaysement (borné dans le temps par deux prises d'avion), ou de ceux qui entretiennent avec leurs souvenirs d'expériences similaires passées une relation nostalgique qui a, au fil du temps, gommé les crevasses. S'expatrier, c'est dur, c'est au quotidien parfois un combat et le choc des cultures peut se révéler douloureux.
FRUSTRATION
La frustration ne vient pas de ce que l'on s'attendait à trouver dans ce nouvel ici ce qu'on avait là-bas : on ne part pas volontairement pour vivre la même chose, au contraire. Elle vient plutôt de la difficulté à trouver ce compromis essentiel à toute relation d'amour ou d'amitié, qui vaut lorsqu'on pose ses valises dans un nouvel univers : trouver sa place, donc s'adapter, sans pour autant devoir changer son identité profonde. Adapter ce que l'on est à de nouvelles manières de vivre, d'envisager le monde. Certains ajustements paraissent plus aisés que d'autre mais, lorsqu'on est une femme et qu'on s'installe dans une société résolument plus traditionnelle que celle d'où l'on vient, tous supposent l'abandon d'une part de la liberté chérie dans laquelle on s'est toujours mu. Liberté physique qui tient à l'habillement, à la gestuelle, à l'intimité, à la possession (ce qu'on appellerait l'individualisme mais n'est réellement qu'une liberté) ; liberté psychologique également, telle l'expression des sentiments et pensées : la colère, ou tout simplement ce qu'on pense, certains mots qui soudain deviennent tabous (tout ce qui a trait aux rapports intimes), la tristesse. Le premier écueil est donc de se refuser trop de ces libertés, d'en arriver à les nier. On se place alors directement entre Charybde et Scylla, balottant entre frustration et explosions, généralement au mauvais moment. Le second écueil est le rejet, lié directement à la frustration, et cette pernicieuse certitude qu'on n'a rien à faire ici.
La frustration engendre la colère, la colère empêche la pensée, la pensée pétrifiée annihile toute possibilité de compromis réfléchi et donc tout progrès d'adaptation, de nouvelles racines.
QUESTION DE CULTURE ?
Ici, et sans doute ailleurs, l'explication qu'on (vous) sert lorsque la frustration muette se mue en éclat, tient en 3 mots : "question de culture". Trois mots qui évitent, à la manière d'une formule magique, de se poser des questions et, surtout, de se remettre en question. Pour l'étranger que l'on est comme pour l'habitant avec qui l'on vit.
Quand on vit dans une société qui, bien que se voulant moderne, de l'intérieur vous est fort différente, on ne peut s'empêcher parfois d'être choqué par certains actes, habitudes, paroles. Il faudrait alors pouvoir mettre la frustration de côté et faire le tri entre ce qui est normal pour les gens au milieu desquels on évolue mais relève du culturel, ce qui semble la norme ici mais heurte vos convictions, et ce qui est universellement (anor)mal. On touche ici aux repères essentiels à un équilibre intérieur et à la capacité à faire confiance à l'autre, et plus important, à son propre jugement. Je sais que ne pas faire preuve de la plus simple civilité (dans le sens de reconnaître que l'autre existe en le saluant ou en lui répondant) n'est pas bien. A partir du moment où ce refus ne me choque ou blesse plus, que d'une certaine manière je l'accepte comme normal dans ce nouveau contexte, suis-je en train de perdre un petit repère ? Frapper un enfant pour le punir est mal, inacceptable, même la loi ici le réprouve. Si une majorité de gens autour de moi utilise la main ou la règle, puis-je leur faire confiance pour régler un problème avec un enfant ? Et si malgré tout je les mets à contribution, prenant le risque que l'enfant soit frappé, ne validé-je pas, d'une certaine manière, ces méthodes ?
Il ne s'agit plus de s'asseoir sur ses petits bouts de liberté, mais de trouver le moyen, qui nécessite un réel effort, de ne pas se compromettre tout en faisant les compromis nécessaires à la fameuse adaptation après laquelle on semble courir en vain. De refuser que ces trois mots, "différence de culture", ne deviennent une formule facile et normalisatrice de chaque instant.
QUESTION DE REPÈRES
Il arrive parfois que l'on se trouve au centre de situations qui, dans une autre vie, vous auraient fait hurler. Signe que les repères essentiels à un fonctionnement sain de votre esprit et de votre âme sont mis à mal, on réussit à transformer la situation en expérience ethno-sociologique, à prendre "le recul nécessaire" jusqu'au déni. Déni de ce que l'on est, du respect que l'autre vous doit, mais aussi de sa bêtise voire de sa cruauté. Ne pas prendre de recul, au risque de souffrir sur l'instant mais avoir ainsi l'occasion d'exprimer son refus de la situation, voilà ce qu'il serait sain de faire. Dire fermement qu'il est non seulement illogique mais surtout violent à l'adulte qui assène cinq claques à un enfant tout en lui criant qu'il ne doit pas frapper les autres. Laisser s'exprimer sa colère à la face de l'infirmière qui vous prend en photo au moment d'entrer au bloc pour un avortement thérapeutique. Taiter de pervers le médecin pathologiste, et ricocher sur les médecins et laborantins qui cautionnent l'acte par leur présence silencieuse, lorsqu'il vous montre les restes de ce que portait votre ventre deux semaines plus tôt pour se dédouaner, pathétiquement, d'une série d'erreurs.
On a tord de dire que garder son calme est toujours la meilleure attitude, que savoir rester poli, soi-disant pour ne pas s'abaisser au niveau de l'autre, est une vertu. C'est une vertu au regard de codes sociaux qui permettent aux autres de ne pas se sentir mal-à-l'aise. C'est surtout le meilleur moyen de se nier une juste colère, l'expression d'un refus à la mesure du choc qu'il entraîne en vous. La colère qui permet au refus d'une soi-disant normalité de s'exprimer (colère n'étant pas forcément synonyme de violence) n'a rien à voir avec la colère qui naît de la frustration. Et mélanger les deux, c'est perdre un autre repère. C'est admettre qu'en fait, tout est question de culture, que la bêtise de certains actes est justifiable.
CLARTÉ DE L'ÂME
"Le déracinement pour l'être humain est une frustration qui, d'une manière ou d'une autre, atrophie la clarté de son âme." Comment lutter contre cette atrophie de la clarté de l'âme, sans laquelle point de nouvelles racines ? Comment se défaire de cette frustration paralysante ?
La prime solution serait de savoir vers qui se tourner pour se remettre les repères en place. Qui saurait vous dire : "Non, tu as raison, ce n'est pas normal / c'est la norme mais c'est mal / c'est mal quoi qu'il arrive". S'entourer de piliers, de petits garde-fous, particulièrement lorsque le milieu dans lequel on évolue tente de faire croire, de se convaincre, qu'il suit la même norme que celle de la culture dont vous venez. De nouveau repères, de chair et d'os et d'âme, qui vous aident à accepter ce qui ne peut être changé, sans pour autant le faire vôtre, et à participer au changement de ce qui peut l'être, c'est-à-dire à votre nouvelle vie. A accepter la frustration inévitable sans qu'elle ne pourrisse votre jugement.
Et de là, l'âme un peu regonflée, on peut espérer que l'on sera à même de voir enfin tout ce qu'il y a de bon, propre à faire grandir et à développer de nouvelles racines.