Fading away
Capture d'images
Deux événements tournés vers l'image et le regard se chevauchent cette semaine. Comment résister à l'envie de les présenter ensemble ? Chaque fois, il s'agit de regard, d'objectif, de capture du temps et de création.
C'est donc une double balade que je vous propose ici, en image et sans guide, à travers l'exposition sur la photographie préraphaélite du Musée d'Orsay, puis à travers le dernier film de Manoel de Oliveira, L'Étrange affaire Angelica.
Henry Peach Robinson (She never told her love, 1857)
Manoel de Oliveira (L'Étrange affaire Angélica, 2010)
Photographie préraphaélite en Grande Bretagne, 1848-1875
Dans l'Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle, en pleine époque victorienne, l'esthétique des peintres préraphaélites trouve de nombreux échos chez les photographes soucieux d'être reconnus en tant qu'artistes. Ceux-ci sont, comme les peintres, marqués par les écrits de John Ruskin, premier théoricien des préraphaélites. L'auteur y préconise un retour à la nature et à l'artisanat, se fait le défenseur d'une vision précise et exalte l'architecture médiévale à laquelle il attribue des hautes qualités morales menacées par l'industrialisation.
Mais si l'on est curieux des hasards du moment, on peut également faire une courte incursion chez Houellebecq.
mis en musique par George Butterworth :
"Loveliest of trees" (Six Songs from A Shorpshire Lad)
Roger Fenton, Falls at Llugwy (1850)
Au début furent les paysages : eau, feuillages et roches.
Les cours d'eau se font glacis au temps d'exposition de la plaque
et semblent mettre en valeur les détails de la roche et de la végétation.
Roger Fenton, Bolton Abbey (1854)
Au début, il y eut également l'architecture, médiévale.
James Sinclair, 14th Earl of Caithness Avenue, Weston (1860)
Puis vinrent les gens, les scènes de la vie moderne.
Mais toujours ce désir de capter la lumière, de dépasser les
limitations de la technique.
Jane Morris, par Dante Gabriel Rossetti (The Blue Silk Dress, 1868)
et par John Robert Parsons (série de photographies prise chez Rossetti, 1865)
Il y eut les portraits et l'évidente communauté d'esprit entre peintres et photographes,
et ce visage qu'on connaît et reconnaît,
celui de l'épouse de William Morris.
Lady of Shalott, John William Waterhouse (1888)
et par Henry Peach Robinson (1861)
Communauté d'esprit entre peintres et photographes, toujours,
tirant leur inspiration des légendes arthuriennes et de la littérature
(ici, de Tennyson, mais aussi de Byron, Shakespeare, Keats,
Thackerey ou encore Browning).
Amy Hughes, par Lewis Carroll (1860)
puis par Julia Margaret Cameron (The Sunflower, entre 1867 et 1870)
Où l'on retrouve Alice, devant ou derrière le miroir ? Qui sait,
scène de la vie quotidienne ou mise en scène,
littérature, photographie, au fil des visages.
Julia Margaret Cameron :
Iago (study from an Italian) et Annonciation (1865)
Et l'on est surpris (peut-être) de découvrir, de mur en mur, une femme photographe au style particulier, alternant intensité dans les portraits
et mise en scène personnelle à d'autres moments.
Henry Peach Robinson, Fading Away (1858)
Une dernière photographie, étrange et composée, dont on croit avoir vu l'un des éléments, séparément (She never told her love). Fading Away : davantage qu'un « Évanouissement » (telle est la traduction française qu'on nous propose), c'est l'instant immobilisé avant la disparition, mise en scène et recomposée.
Capture d'instants.
O Estranho Caso de Angélica, de Manoel de Oliveira (2010)
Pourquoi raconter ce film, ou le commenter ?
Il suffit de dire que l'histoire commence à la manière d'une nouvelle fantastique (la nuit, la pluie, un jeune homme, une requête étrange, un événement inexplicable dans une vieille demeure isolée du reste de la ville) et nous emmène ensuite dans un conte, un conte onirique et visuel.
En accompagnement musical, Chopin :
Sonate pour piano n° 3 en si mineur op. 58 (Largo)
J'ajouterai un détail inattendu : l'aventure commence pour le jeune homme presque à l'endroit où l'on a quitté les photographes préraphaélites anglais :
Mise en scène du repos, éternel.
Angelica, « pareille à un ange ».
Garder une trace de la beauté, capturer l'éternité comme un instant.
La famille est spectatrice, ombres chinoises,
quand la mariée repose dans la lumière.
Plus tôt dans la soirée, le photographe lisait un poème sur les anges.
Photographier un quotidien presque passé, qui va disparaître,
au risque d'être incompris par les autres.
Garder la mémoire ? Isaac. On le dit séfarade. Garder la mémoire ?
Au travail à la pioche, rythmé par les chants,
comme avant, s'oppose le tracteur au moteur bruyant.
On est hors temps, on oscille du passé au présent.
La photographie semble seule fixer le temps.
Film photographique sur la photographie,
cadre ouvert dans un cadre fermé, entre deux temps, deux dimensions.
Les photos elles-mêmes regardent vers l'extérieur, hors du cadre de la fenêtre.
Le jour, instantanés, elles observent, écoutent les camions qui passent,
bruyants, modernes.
Mais à la nuit, c'est de l'extérieur que vient l'ange-fantôme-rêve souriant,
souriant à l'homme qui regarde la photo d'elle, qui est comme un ange,
la photo qui le regarde en souriant.
C'est la nuit, le temps, l'espace sont ouverts.